Lettre au gouvernement : sans transparence, la politique du médicament ne peut être ni équitable ni démocratique
01.12.2025
© Roberto Sorin via Unsplash
Monsieur le Premier ministre,
Madame la Ministre de la Santé, des Familles, de l’Autonomie et des Personnes handicapées,
Monsieur le Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle, énergétique et numérique,
Alors que se poursuit l’examen du PLFSS 2026, la France se trouve une nouvelle fois à un moment décisif : celui où les choix du Gouvernement détermineront si notre politique du médicament sert l’intérêt général ou continue de se plier aux exigences d’acteurs privés dont les stratégies ne répondent pas aux besoins de santé de notre pays.
Depuis plusieurs années, les dépenses pharmaceutiques augmentent fortement, en grande partie du fait de traitements aux prix extrêmement élevés, fixés dans des conditions si opaques que nul ne peut les justifier démocratiquement.
Dans ce contexte, il est regrettable que deux amendements majeurs, visant à rétablir la crédibilité de la gouvernance des produits de santé en France, n’aient pas retenu le soutien du Gouvernement :
Transparence des prix nets des médicaments
- Amendement 436 (amendement de repli 437), qui seront examinés en deuxième lecture à l’Assemblée nationale (1)
Adopté en première lecture à l’Assemblée nationale (2), écarté au Sénat puis réintroduits en deuxième lecture, cet amendement vise à rendre publics les prix nets réellement acquittés par la solidarité nationale, aujourd’hui dissimulés derrière des prix faciaux sans aucun rapport avec les montants effectivement payés par l’Assurance Maladie.
Le maintien de cette opacité pénalise notre système de santé. Par le mécanisme de garantie de prix européen, les prix faciaux non remisés de quelques pays européens, qui ne correspondent pas aux prix nets, réellement payés, deviennent des prix de référence pour les négociations de prix en France. Cet alignement à des niveaux de prix artificiels entretient la désinformation et provoque une inflation mécanique des prix. Au lieu de coopérer, les États dissimulent leurs prix nets les uns aux autres dans l’espoir d’obtenir de meilleures remises que leurs voisins.
Pourtant, la publication des prix nets constitue un mécanisme efficient pour renforcer le pouvoir de négociation des payeurs publics, dans un contexte où la coopération européenne et internationale – si souvent invoquée par la France – est indispensable. Elle permet d’améliorer la redevabilité dans l’usage des fonds publics et de renforcer la légitimité des décisions de prise en charge. Cette transparence en France permettrait d’envoyer un signal fort aux partenaires européens et pourrait aussi les inciter à adopter de telles mesures afin de favoriser l’accès aux médicaments à des prix abordables au niveau européen.
Prétendre que la France obtiendrait “les meilleurs prix” grâce à l’opacité n’est plus possible. Les remises confidentielles, impossibles à vérifier, sont incapables de corriger la hausse structurelle des prix faciaux qu’elles contribuent elles-mêmes à entretenir. C’est au contraire la transparence qui permettrait de tirer les prix vers le bas, et révèlerait les manipulations et pressions des industriels.
Nous regrettons de voir le Gouvernement s’écarter de ces principes élémentaires de bonne gouvernance pour défendre la protection du secret des affaires face au droit à la santé. Alors que notre législation européenne et nationale exclut l’intérêt de la santé publique du champ d’application du secret des affaires (3-4), il est juridiquement infondé et moralement intolérable que cette notion continue d’être invoquée.
Transparence des financements publics dans la chaîne de valeur du médicament
Le deuxième amendement, adopté en Commission des affaires sociales à l’Assemblée puis écarté au Sénat, visait à tenir l’engagement formel pris par l’État de promouvoir la publication des financements publics ayant contribué au développement des médicaments dont le CEPS négocie les prix. Ce texte cherchait ainsi à réparer l’inaction de l’État dans la mise en œuvre de l’obligation introduite par la LFSS pour 2021 via l’article L. 162-17-4-3 du Code de la Sécurité sociale (6), ainsi que par son décret d’application du 15 octobre 2021 (7), dispositifs qui n’ont jamais produit les effets attendus en matière de transparence (8).
Aujourd’hui, les prix exorbitants que nous payons rémunèrent les firmes pharmaceutiques pour des investissements qu’elles n’ont, pour partie, jamais démontré avoir réalisés, sans prise en compte des fonds publics cumulés dans la chaîne de valeur des médicaments, sans encadrement de la marge et sans que l’Etat mobilise des enquêteurs de coûts, pourtant opérationnels dans d’autres politiques d’achat public (9).
Depuis trop longtemps, les prix sont négociés dans un environnement où seules les firmes pharmaceutiques disposent de l’ensemble des données économiques, tandis que les pouvoirs publics doivent arbitrer les yeux bandés.
Ce déséquilibre est entretenu, et, associé aux menaces de retrait du marché ou de restriction d’accès aux traitements, renforce la puissance des chantages. Les pressions des firmes multinationales, aujourd’hui clairement visibles en France, s’inscrivent dans des stratégies élaborées ailleurs — notamment aux États-Unis, où certaines forces politiques cherchent explicitement à faire peser sur l’Europe la charge financière d’innovations collectives et une recherche de bénéfices disproportionnée. Céder à ces pressions revient à laisser la politique du médicament française guidée par des intérêts privés et extérieurs plutôt que par les besoins de la bonne organisation de notre système de santé. (10)
Là aussi tous les pays devraient rendre public les informations sur les multiples canaux par lesquels ils soutiennent la recherche. Parce que pour une même pathologie, une même technologie, ce sont de multiples pays qui participent à travers des financements directs, le travail des instituts publics, des crédits d’impôts, etc., mais aussi, en bout de course, le remboursement des produits, comme c’est le cas dans certains pays comme la France.
C’est pourquoi, en ce PLFSS 2026, nous vous appelons à rétablir le principe de sincérité budgétaire, à faire respecter les engagements de la France devant l’Organisation mondiale de la santé (11) et sortir de cette politique dont les effets sont nocifs pour la puissance publique et les citoyen.e.s :
1. Soutenir les amendements 436 et 437 (1) en séance publique visant à rendre publics les prix nets ainsi que les remises afin d’instaurer une réelle transparence sur les montants réellement payés par la collectivité ;
2. Emettre un nouveau décret d’application de l’article L. 162-17-4-3 du Code de la Sécurité sociale (6) prenant en compte les éléments apportés par les Amendements n°687 et n°1753 (5), déterminant la :
- Publication des investissements publics (directs et indirects) intervenus à chaque étape de développement de chaque médicament ;
- La publication de l’état de la propriété intellectuelle, les opérations de fusion/rachat pertinentes, la liste des structures de recherche publiques et privées ayant contribué à la découverte des principes actifs, ainsi que l’origine détaillée de leurs financements, publics comme privés, directs et indirects ;
- L’obligation contraignante aux entreprises de transmettre au CEPS leurs dépenses annuelles de R&D, leurs dépenses de promotion, ainsi que les prix pratiqués, conditions de remboursement et volumes de vente dans les autres pays européens, et à rendre ces données publiques via le rapport annuel du CEPS ;
- Sanctionner les entreprises dépassant 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires qui ne déclarent pas les investissements publics reçus, à hauteur de 0,5 % de leur chiffre d’affaires, affectés à la Caisse nationale d’assurance maladie.
3. Conformément à l’article 54 de la loi n° 63-156 du 23 février 1963 (12) et des articles 2196-4 à 2196-7 du Code de la commande publique (13), émission d’un arrêté ministériel par la ministre en charge de la santé pour diligenter des enquêtes de coûts a priori et a posteri, par la nomination d’enquêteurs de coûts (9) dans le cadre des négociations de prix des technologies de santé brevetées onéreuses entre le CEPS et les firmes pharmaceutiques, en soumettant l’accord-cadre entre le LEEM et le CEPS à de telles obligations.
4. Face aux menaces de certaines firmes de refus de mise sur le marché français, le Gouvernement doit impérativement se montrer souverain et protéger la population en assurant le recours effectif, en cas de nécessité, à la disposition de licence d’office prévue à l’article L613-16 du Code de la propriété intellectuelle – à commencer par la convocation de la commission compétente prévue à l’article R.613-10 du Code de la propriété intellectuelle
Le maintien de l’opacité des prix nets et des financements publics cumulés dans la chaîne de valeur des produits de santé entrave le contrôle démocratique des politiques publiques. Il empêche les parties prenantes de construire des politiques fondées sur des informations fiables et comparables, et nuit à la confiance des citoyen.e.s sur les politiques publiques.
La transparence est le seul moyen d’empêcher que quelques acteurs privés continuent de prendre en otage le débat public par des menaces infondées. Elle est la condition essentielle pour recréer les bases d’une confiance nécessaire pour réparer, collectivement, les fractures qui pèsent aujourd’hui sur notre système de santé.
Jean-François Corty, Président de Médecins du Monde
- Amendement 436, disponible sur : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/2141/AN/436 ; Amendement 437, disponible sur : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/2141/AN/437
- Amendement n°378, disponible sur : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/1907/AN/378
- L’article 5 de la Directive (UE) 2016/943 précise en effet que les demandes fondées sur le secret des affaires doivent être écartées lorsque la divulgation est nécessaire pour protéger « un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union ou le droit national ».
- Le Code de commerce, à l’article L151-8, reprend la même règle : le secret des affaires n’est pas opposable lorsque la divulgation poursuit un intérêt légitime protégé par le droit européen ou national.
- Amendement n°687, disponible sur : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/1907/AN/687 et Amendement n°1753, disponible sur https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/1907/AN/1753
- Article L. 162-17-4-3 du Code de la Sécurité sociale : “Les entreprises mettent à la disposition du comité économique des produits de santé le montant des investissements publics de recherche et développement dont elles ont bénéficié pour le développement des médicaments inscrits ou ayant vocation à être inscrits sur l’une des listes mentionnées au premier alinéa de l’article L. 5123-2 du code de la santé publique ou aux deux premiers alinéas de l’article L. 162-17 du présent code. Ce montant est rendu public. Les conditions d’application du présent article sont fixées par décret.”
- Décret n° 2021-1356 du 15 octobre 2021 pris pour l’application de l’article L. 162-17-4-3 du code de la sécurité sociale et précisant les conditions dans lesquelles les entreprises transmettent au comité économique des produits de santé le montant des investissements publics de recherche et développement dont elles ont bénéficié pour le développement de certains médicaments. Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044214351
- Aides, Action Santé Mondiale, Médecins du Monde, Communiqué de Presse : Quand la France demande aux entreprises pharmaceutiques plus de transparence, la réponse est toujours plus d’opacité !”, 6 janvier 2023. Disponible sur : https://www.medecinsdumonde.org/press_release/quand-la-france-demande-aux-entreprises-pharmaceutiques-plus-de-transparence-la-reponse-est-toujours-plus-dopacite/
- Au sujet des enquêteurs de coûts au sein du ministère des Armées, conférer le bulletin officiel des armées Édition Chronologique n° 49 du 1 juillet 2022, p. 4. Disponible sur : https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/sga/1%20INSTRUCTION%20N%C2%B0%20520ARMDGADOSDAQ.pdf
- Tribune interassociative. Prix des médicaments : la France ne doit pas céder à la surenchère des Big Pharma, 15 mai 2025.
- Organisation Mondiale de la Santé, Améliorer la transparence des marchés de médicaments, de vaccins et d’autres produits sanitaires, 72e Assemblée Mondiale de la Santé, 28 mai 2019
- Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000026499612
- Code de la commande publique, Section 4 : Contrôle du coût de revient des marchés de l’Etat et de ses établissements publics (Articles L2196-4 à L2196-7). Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000037701019/LEGISCTA000037703873/#LEGISCTA000037703873